Par Marc Leplongeon
Le trouble à l'ordre public est-il vraiment fondé ?
Depuis l'arrêt Benjamin, rendu par le Conseil d'État en 1933, le principe est clair : "La liberté est la règle, la restriction de police l'exception." Dans l'affaire Dieudonné, le Conseil d'État devait vérifier si la décision d'interdire le spectacle prise par la préfecture de Nantes permettrait d'éviter des débordements. Jeudi, le tribunal administratif de Nantes avait répondu : "Le spectacle Le mur prévu à Nantes apparaît comme la reprise, dans le cadre d'une tournée, du même spectacle présenté depuis plusieurs mois sur un scène parisienne (...). Il ne ressort pas des pièces du dossier que cette manifestation ait donné lieu, au cours de cette période, à des troubles à l'ordre public." Et d'ajouter : "Il n'est pas justifié de ce que le préfet ne disposerait pas des moyens nécessaires propres à assurer le maintien de l'ordre public."
Comme un journaliste du Point.fr a pu le constater, les personnes venues manifester à Nantes jeudi n'étaient pas nombreuses. Et le cordon de sécurité déployé par la préfecture a amplement suffi à calmer les ardeurs. Mais le Conseil d'État en a décidé autrement : "La réalité et la gravité des risques de troubles à l'ordre public mentionnés sont établis." Reprenant là une argumentation du préfet de Nantes, selon laquelle d'hypothétiques troubles à l'ordre public seraient très difficiles à maîtriser.
Une nouvelle interprétation de la dignité humaine
Pour Roseline Letteron, le Conseil d'État n'a pas cherché "à gonfler le trouble à l'ordre public pour justifier une interdiction du spectacle. Mais il a élargi la notion de dignité humaine. Dans l'affaire Morsang-sur-Orge de 1995, le Conseil d'État avait fait de la dignité humaine une composante de l'ordre public. Il avait ainsi considéré que lancer des nains était contraire à la dignité humaine, et en avait profité pour faire interdire le spectacle. Mais, dans ce cas précis, la dignité humaine ne concernait que des faits, des actes. Il y avait une atteinte directe, physique à la personne".
La juriste poursuit : "Dans l'arrêt rendu hier, la dignité humaine peut concerner des propos, des paroles. Le spectacle de Dieudonné devient ainsi lui-même un trouble à l'ordre public. Dès lors, s'il y a une injure, ou une diffamation envers une communauté, va-t-on pouvoir considérer qu'il y a atteinte à la dignité humaine ? Il y a une forme d'humour qui peut, dans ce cas, s'avérer dévastatrice. Tout dépend l'humour qu'on a et contre qui il est dirigé."
Par exemple, "si cette jurisprudence se développait, peut-être verrait-on un jour une association demander l'interdiction de la pièce La cage aux folles, parce qu'elle tourne en ridicule la communauté homosexuelle", précise Roseline Letteron.
L'urgence au détriment de la sérénité
Le Conseil d'État s'est clairement soumis à la consigne de Manuel Valls qui lui demandait de statuer en référé le plus rapidement possible, afin d'interdire le spectacle de Dieudonné le soir même à Nantes. Il n'était pas obligé de le faire. Le Code de justice administrative prévoit que le juge des référés statue dans un délai de 48 heures. Il ne s'est écoulé que quelques heures entre la décision du tribunal administratif de Nantes et celle du Conseil d'État. Du jamais-vu ! À tel point qu'un des avocats de Dieudonné, Me Jacques Verdier, n'a pu faire le trajet entre Nantes et Paris. "Si la justice avait pris plus de temps, elle aurait pu s'exprimer dans la sérénité, analyse Roseline Letteron. Le scénario d'hier a donné une image catastrophique de la procédure, des droits de la défense. On avait l'impression qu'il n'y avait pas égalité des armes."
Les avocats de Dieudonné vont désormais essayer de saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), beaucoup plus protectrice que la France sur le sujet, qui ne rendra pas une décision avant quelques années.
Le Conseil d'État pouvait-il contredire Manuel Valls ?
Le Conseil d'Etat aurait sans aucun doute pu statuer autrement. Et sa fonction de "gardien du temple" ne l'empêchait pas de contredire Manuel Valls. "En 1962, dans le célèbre arrêt Canal, le Conseil d'État s'est réuni de manière urgente pour sauver la vie de quelqu'un qui avait été condamné à mort par la Cour de sûreté de l'État, relate Roseline Letteron. Le Conseil d'État a annulé la décision au motif qu'il n'y avait pas de double degré de juridiction (possibilité de faire appel, NDLR). Là, le Conseil d'État a vraiment agi en temps que gardien de l'ordre républicain. Bien sûr, le Conseil d'État peut rendre des arrêts plus favorables à l'administration. Mais un juge unique, qui va décider tout seul de remettre en cause une jurisprudence extrêmement libérale qui a 80 ans, c'est à mon sens énorme. Il me semble que le juge unique devrait se sentir lié par la jurisprudence existante. Et qu'une décision aussi importante que celle-là devrait être rendue en formation collégiale."
L'arsenal juridique contre Dieudonné existe déjà
Selon la professeur de droit, les outils pour lutter contre les idées véhiculées par Dieudonné existent déjà. "Si Dieudonné commet des infractions, nous avons un arsenal juridique très important pour le sanctionner. Pourquoi ne commencerait-on pas par faire exécuter les condamnations qu'on lui a infligées ? Je n'ai pas de sympathie pour Dieudonné. Mais dans l'affaire Benjamin de 1933, le requérant est un personnage qui passerait aujourd'hui pour sulfureux et antipathique. C'était un maurassien qui voulait organiser une réunion pour vendre un de ses livres. Le maire d'une petite commune a voulu l'interdire. Le Conseil d'État s'est opposé à cette décision en disant que M. Benjamin pouvait s'exprimer, et que ses propos, s'ils enfreignaient la loi, pourraient par la suite être sanctionnés pénalement. Les grands arrêts n'ont pas toujours été rendus à propos de personnages sympathiques."
Et la solution la plus simple reste peut-être celle préconisée par Roseline Letteron sur son blog Liberté, libertés chéries : "Nul n'est tenu d'aller voir une pièce de théâtre, et pas davantage d'aller écouter Dieudonné. Il suffit tout simplement de ne pas acheter de billet.
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